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L'enfant trouble
Les cinéastes et leurs jeunes personnages
Lorsqu’un enfant apparaît à l’écran, c’est toujours sous le regard d’un adulte. Si les cinéastes sont a priori plus âgé·es que leurs interprètes, le public auquel ils s’adressent l’est également, dans sa grande majorité. Ces années d’écart font que, au cinéma, l’enfant tend à devenir un concept : sa simple présence suscite l’émerveillement. Dépositaire des clés du temps, il incarne à la fois une promesse d’avenir et la nostalgie d’un paradis perdu, en lui les adultes cherchent moins l’enfant qu’ils ont été que celui qu’ils auraient rêvé d’être. Rien de plus rassurant pour nous que la récurrence de cette figure fantasmée, héritière de l’imaginaire des contes, avec leurs archétypes, leurs espaces symboliques et leurs valeurs édifiantes.
L’exaltation de l’innocence logée dans des corps lisses n’est pas non plus exempte d'une inquiétude. Celle que suscite un être en constante mutation. L’image convoque l’idée d’une sauvagerie originelle qu’il faudrait domestiquer par l’éducation. Dans l’ambivalence de ces représentations adultistes se trouvent naturalisés les rapports de force qui disent plus de la société dans lesquels ils s’inscrivent que d’un vécu oublié, à jamais inaccessible. C’est pourquoi, en sa nature inexprimable, l’enfant se voit confié un rôle le plus souvent accessoire dans des fictions qui l’instrumentalisent plutôt que d’en sonder la complexité.
Or, filmer l’enfance suppose d’affronter des représentations délicates, de penser sa relation au mal, à la sexualité ou à la mort. Reconnaitre l’enfant comme un personnage à part entière se fait au prix d’un certain malaise : il n’est ni totalement transparent, ni entièrement compréhensible. L’ambiguïté s’accroit encore du fait qu’il ne joue pas devant la caméra autrement qu’il ne le ferait dans la vie, en restant lui-même. La part documentaire inhérente à toute fiction s’en trouve renforcée.
Ce n’est pas de la figure d’un enfant supposément authentique que ce texte est parti en recherche, mais de récits qui font dialoguer, souvent de manière troublante, le regard des adultes et celui des jeunes personnages. Par là on entend mettre en lumière non pas des figures idéalisées d’une enfance mythique, mais quelques représentations indociles, rétives à la domestication, plus à même d’ouvrir, par les possibles qu’elles incarnent, un regard neuf sur le monde.
Fausses pistes : L’Innocence, Hirokazu Kore-Eda (2023)
L’intrigue de ce film, intitulé tour à tour L’innocence et Monstre (Kaibutsu en japonais), s’articule autour d’une série d’incidents impliquant deux écoliers, Minato et Yori : un incendie, une chaussure disparue, de la terre trouvée dans une gourde, le cadavre d’un chat… Autant de signes équivoques qu’il va s’agir d’élucider. Le récit, construit en trois volets, en déploie les lectures possibles : d’abord celle d’une mère persuadée que son fils est victime de harcèlement ; ensuite celle d’un professeur convaincu de la duplicité du même enfant ; enfin celle des deux garçons, version qui déplace radicalement la perspective. Car le véritable secret n’est pas dans les évènements eux-mêmes mais dans le lien qui unit Minato et Yori : un amour naissant, fragile, figuré comme honteux, trop conscient du risque encouru à se montrer sous son vrai jour.
Toute surveillance suppose une réalité partagée : ce que filme Kore-eda, c’est au contraire l’écart, la dissonance du monde adulte avec celui des enfants, les regards qui se cherchent et se manquent. Cette méconnaissance mutuelle est source de tous les drames. Reste cette évidence : il n’y a ni monstres ni innocents. Kore-eda, dont le cinéma s’intéresse depuis longtemps aux phénomènes d’exclusion et de marginalité, ne dresse pas le portrait d’enfants idéalisés. Ce qui isole Minato et Yori de leurs ainé·es travaille aussi les rapports qu’ils entretiennent avec leurs camarades de classe dont ils se distinguent par les sentiments qu’ils développent l’un envers l’autre.
Loin du manichéisme qui ferait des plus jeunes les garant·es d’une pureté intacte, Kore-eda esquisse une société traversée par la honte et ses refoulements : Yori a perdu son père, Minato subit de la maltraitance, la directrice de l’école dissimule sa part de responsabilité dans la mort de sa petite-fille… Tous et toutes se débattent dans un tissu de culpabilités et de silences. Malgré leur grâce solaire, Yori et Minato ont recours au mensonge et à l’esquive, seuls moyens de résister aux figures d’autorité qui, tout en cherchant à les protéger, échouent à leur offrir les conditions d’un épanouissement véritable.
L’espace de liberté des garçons ne vient donc pas de l’école ni de la famille, mais d’ailleurs : au bord d’une voie ferrée désaffectée, au milieu des champs en friche, ils s’approprient un wagon abandonné. Entre réel et imaginaire, ce refuge façonné selon leur gout et leur fantaisie leur offre enfin ce qui leur manque : un lieu où tomber les masques.
Voir au-delà des préjugés : Yaaba, Idrissa Ouedraogo (1989)
Dans la petite communauté villageoise à laquelle appartient Bila – structure proche de celle où le cinéaste burkinabé a vu le jour –, les savoirs autant que les croyances se transmettent de génération en génération. Là où les superstitions cimentent le lien social, elles tiennent le garçon à distance. Très investi auprès des siens lorsqu’il s’agit de jouer, de danser ou de contribuer aux tâches quotidiennes, il s’écarte de ses ainé·es ainsi que de ses camarades dès qu’il s’agit de condamner sans preuve ou d’user d’une violence irrationnelle. Symbolisée par ses courses à travers le désert, au-delà des limites du village, cette position, empreinte de courage et de loyauté, fait de la marge son horizon moral.
Le regard lucide de Bila le rapproche de celles et ceux dont on se détourne, que l’on moque ou que l’on rejette : les sages, les fous, les solitaires. C’est ainsi qu’il se lie à une vieille femme, soi-disant sorcière, à laquelle les autres enfants jettent des pierres. Le garçon apprendra bientôt que la seule « faute » de celle qu’il appelle affectueusement Yaaba (grand-mère) est d’avoir très tôt perdu ses parents. Prendre son parti, de la part de Bila, est un acte réfléchi. Une question surgit : qui se montre le plus immature, de l’enfant critique et pondéré, ou d’une société gouvernée par la peur et la colère ?
Tout jeune qu’il soit, Bila parvient à faire entendre son point de vue sans rompre avec l’amour et le respect qui le lient à sa communauté. Ses allées et venues traduisent la fonction d’intercesseur qu’il en vient courageusement à revêtir : tantôt auprès de Yaaba, tantôt auprès des siens. Souvent, il est accompagné de sa cousine, dont la proximité physique avec la vieille femme constitue une autre idée forte du film. L’une, encore prépubère ; l’autre, amaigrie et ménopausée, elles apparaissent toutes deux, torse nu, comme dépouillées de cette chair féminine qui, socialement, assigne à la maternité.
Avec son casting de non-professionnel·les, l’œuvre ouvre une dimension ethnographique tout en interrogeant l’entrelacement des dominations – sociales, familiales et de genre. Inscrit dans la tradition du récit d’initiation, le film mènera Bila jusqu’à l’expérience ultime : la confrontation avec la mort. Cependant, dans un cadre naturaliste où la vérité des corps et des paroles épouse intimement les lieux qu’ils habitent, la fable ne se dépare pas d’une certaine candeur, gage que Ouedraogo a réussi à faire coïncider le peu de moyens dont il disposait à une forme loyale – à l’image de Bila lui-même.
L’infiltrée : Tomboy, Céline Sciamma (2011)
Ayant jeté un rapide coup d’œil à ses cheveux courts et à sa tenue décontractée, Lisa s’adresse à l’enfant qui semble avoir son âge et qu’elle rencontre pour la première fois : « T’es nouveau ? » L’occasion est trop belle : Laure s’en empare comme d’un adoubement. « Je m’appelle Michaël », répond-elle, répétant le prénom deux fois, comme pour se convaincre elle-même de ce qu’elle avance. Son geste n’a rien de prémédité, mais à la faveur de l’été et d’un déménagement, cette identité masculine qui est loin de lui déplaire s’offre à elle comme une expérience possible, un nouveau départ.
L’aventure promet une vibrante montée en force. Devant son miroir, d’abord, puis face à ses nouveaux copains et copines, Laure bande ses muscles, roule des épaules, crache avec désinvolture, se met torse nu et, au moindre prétexte, se lance dans la bagarre. L’intermède joyeux propre à l’âge où tout prend des allures de défi se charge pourtant peu à peu d’enjeux plus intimes et sociaux. Car la stricte division genrée de l’espace et des comportements, si marquée chez les enfants mais trop souvent ignorée des adultes, rend la position de Laure à la fois excitante et périlleuse : celle d’une infiltrée. La forêt, lieu mythologique propice aux métamorphoses, condense cette ambivalence dans deux scènes décisives : le baiser échangé avec Lisa (la petite fille du début), et le jugement. Dans la forêt, l’espace ludique révèle son envers répressif. Une logique duelle traverse ainsi tout le film, conférant au geste de subversion le suspense d’une enquête policière.
Quoi de plus déstabilisant, en effet, que de voir une fille incarner les clichés virils assignés aux garçons ? Dans ce monde déterministe où les filles se tiennent à distance du terrain de football, Laure renverse non seulement l’image de l’enfant fragile, mais aussi le stéréotype aggravé de la fragilité féminine. Entourée de figures qui incarnent les normes, elle se distingue par son opacité. On ne lui demande pas de se justifier et elle-même n’éprouve nul besoin de le faire : elle n’est ni désolée de ce qui lui arrive, ni porteuse d’un discours. La vérité du personnage se loge ailleurs, dans le trouble qu’il engendre et qui perdure. Au-delà de la question du genre, Céline Sciamma interroge surtout notre regard.
L’adulte dans l’enfant : Birth, Jonathan Glazer (2004)
Ce trouble, seul véritable sujet de toute fiction qui choisit de filmer les enfants avec justesse, Jonathan Glazer le conduit encore plus loin. Là où tant de cinéastes revendiquent de filmer « à hauteur d’enfant », il choisit l’inverse : il adopte le point de vue adulte incarné dans le corps d’un enfant. Ce renversement qui heurte de plein fouet les tabous surprend par son audace, inquiète. Ainsi s’explique l’attitude équivoque d’Anna lorsque Sean, un garçon aperçu au pied de son immeuble, lui révèle qu’il est la réincarnation de son mari défunt. D’abord incrédule, elle se laisse peu à peu gagner par une espérance insensée.
Dans ce récit qui fait de l’amour une forme de foi, l’enfance devient un non-sujet : c’est précisément là que se loge l’enjeu politique. La gravité de Sean, sa voix posée, son assurance déplacée contrastent avec l’affolement des adultes qui l’entourent. Ses manières bouleversent, parce qu’elles ne sont supposément pas de son âge. Le public se trouve alors invité, comme Anna, à regarder non plus un enfant, immature et vulnérable, mais un homme captif du corps d’un garçon. Dans ce qui s’apparente de plus en plus à une mise à l’épreuve, deux scènes en particulier frôlent la limite de la décence : un baiser initié par Sean, puis un bain partagé. Dans les deux cas, Anna ne repousse pas le geste. Croire que l’enfant pourrait être son mari défunt, c’est franchir avec elle le seuil de l’irrationnel. Mais la fiction de la réincarnation, seule à suspendre l’interdit, reste inquiétante et scandaleuse comme tout acte pédophile qui se justifierait par les sentiments. Si l’émerveillement appartient à l’expérience cinématographique et si l’enfant en est souvent le vecteur privilégié, ici, l’enchantement prend la forme d’une violence à l’égard de l’adulte. Lorsque le fiancé d’Anna, par jalousie, inflige une fessée à Sean, la honte rejaillit sur lui, le plus âgé : non pour sa jalousie, mais parce qu’il a rabaissé l’enfant à sa condition d’être inférieur.
En tant que moteur narratif, cette brève mais intense mise à égalité entre un homme et un enfant interroge directement le crédit accordé à la parole des plus jeunes. Leur pouvoir de fascination – de ce fait très restreint – tient à leur capacité à nous faire glisser du rationnel vers le merveilleux. Mais l’inverse est tout aussi possible et dans cette volte-face, ce qui se dévoile, c’est l’ampleur des illusions qui structurent le monde adulte. La conclusion du film condense ce vertige : aux larmes d’Anna répond le sourire de Sean, un authentique sourire d’enfant.
Catherine De Poortere
Article originellement publié dans Le Journal de Culture & Démocratie n°61 – « Enfance(s) »